La formule pour une navigation plus durable dans l’Arctique : gouvernance internationale, collaboration régionale et plus d’ambition à tous les niveaux
La fonte de la banquise provoquée par les dérèglements climatiques a fait de l’Arctique une région de plus en plus accessible et attrayante pour les sociétés de transport maritime et les croisiéristes du monde entier. Mais, ces possibilités de développement économique sont également synonymes de risques majeurs pour l’environnement, la société et la sécurité.
Sam Davin, spécialiste sénior, Conservation marine et navigation au WWF-Canada, explique en quoi la gestion de ces risques passe par l’imposition d’une règlementation de la part de l’Organisation maritime internationale (OMI), ainsi que par le lancement d’initiatives à l’échelle régionale et nationale.

Plus tôt cette année, la Protection de l’environnement marin de l’Arctique, un des groupes de travail chapeauté par le Conseil de l’Arctique (en anglais seulement), a déclaré que, de 2013 et 2023, le nombre de navires de passage dans l’Arctique a augmenté de 37 % et la distance totale parcourue par ceux-ci de 111 %. Cette intensification des activités a fait doubler la pollution sonore sous-marine et presque quadrupler les émissions de gaz à effet de serre.
Rien que dans l’Arctique canadien, la présence de rejets polluants en provenance de navires dans les aires marines protégées a bondi de 33 % en trois ans (de 2019 à 2022).
Cet essor de la navigation en Arctique survient alors que la planète fait face à la double crise du climat et de la perte de biodiversité. Le Rapport Planète Vivante 2024 révèle que les populations d’espèces marines ont décliné de 56 % au cours des 50 dernières années. Cette donnée confirme le besoin criant d’adopter des pratiques plus durables en matière de navigation, particulièrement dans les régions vulnérables comme celle de l’Arctique.
En tant qu’organisme de l’ONU chargé de règlementer le transport maritime international, la force de l’OMI réside dans sa capacité à réunir diverses parties prenantes, comme les États membres, les organisations intergouvernementales et les organisations non gouvernementales environnementales et sectorielles, pour négocier et adopter des lignes directrices et des règlements internationaux. À travers des lois comme MARPOL (Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires) et SOLAS (Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer), l’OMI établit des normes minimales en matière de gestion des risques pour l’environnement et la sécurité.

L’OMI peut faire mieux
L’organisme dispose également du pouvoir d’instaurer des mesures de protection régionales lorsque les normes mondiales ne suffisent pas. Ce mécanisme permet d’intervenir de manière ciblée pour relever des défis précis, comme la désignation des zones de contrôle des émissions dans l’Arctique canadien et la mer de Norvège. L’OMI a d’ailleurs adopté de telles mesures plus tôt cette année afin de réduire les émissions d’oxydes de soufre, d’oxydes d’azote et de particules dans ces régions.
L’imposition de ces mesures fait suite à l’entrée en vigueur, en 2017, du Recueil sur la navigation polaire — qui établit des prescriptions minimales adaptées aux eaux polaires concernant la sécurité et l’environnement, à travers des sujets comme la conception des navires, la formation de l’équipage et la prévention de la pollution — et à l’approbation, en 2021, de l’interdiction d’utiliser et de transporter du mazout lourd dans les eaux arctiques, qui est officiellement entrée en vigueur le 1er juillet 2024. Ces deux instruments visaient à réduire au minimum les risques qui pèsent sur l’Arctique.
L’OMI s’apprête maintenant à jouer un rôle de premier plan dans la mise en œuvre du , aussi connu sous le nom d’Accord des Nations Unies (NU) sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà des limites de la compétence nationale. Dans le cadre de cet accord, l’OMI pourrait user de son autorité pour imposer des protections exécutoires en haute mer, en désignant des régions dites zones maritimes particulièrement vulnérables, y compris dans des aires critiques comme celle de l’océan Arctique central.
Mais l’OMI peine à trouver un équilibre entre protection de l’environnement et considérations économiques dans ses processus décisionnels, ce qui aboutit souvent à des règlements qui ne reflètent pas les meilleures pratiques environnementales. De même, la structure de l’organisation, axée sur la recherche d’un consensus, peut nuire à certaines propositions jugées ambitieuses et retarder la prise de mesures essentielles.
Prenons par exemple l’interdiction en lien avec le mazout lourd : bien que cette mesure reconnait les risques environnementaux posés par ce carburant, son implantation graduelle permet à certains navires de continuer à utiliser le mazout lourd dans l’Arctique, et ce, jusqu’à la fin 2029. Autre exemple : l’application des initiatives qui visent à règlementer la pollution sonore sous-marine se fait encore à ce jour sur une base volontaire, malgré les effets nocifs bien connus de celle-ci sur les mammifères marins. Finalement, l’OMI n’a pas encore procédé à la mise en œuvre de mesures obligatoires pour contrôler les émissions de carbone noir, un facteur décisif dans la préservation des habitats situés dans la neige et sur la banquise.
Les lacunes règlementaires persistent
Divers obstacles à une protection adéquate subsistent du fait que l’OMI n’a toujours pas règlementé certaines substances et technologies nocives, comme les eaux grises (en anglais seulement) et les épurateurs. L’absence de règlements mondiaux sur de telles questions empêche l’application de mesures de protection améliorées adaptées à l’environnement arctique par l’entremise du Recueil sur la navigation polaire.

Il en va de même pour les zones maritimes particulièrement vulnérables et les zones spéciales, désignées par l’OMI. En outre, l’application du Recueil sur la navigation polaire exclut une grande partie de l’Arctique, dont les eaux qui appartiennent aux pays nordiques et à la Russie. Le Recueil ne s’applique pas non plus à l’ensemble des navires (dans les faits, tous les petits navires sont exemptés, quoique des directives aient été établies pour les bateaux de pêche de plus de 24 mètres et les yachts de plaisance privés. Il reste qu’aucune exigence ne s’applique aux navires de charge de moins de 500 tonnes brutes).
L’OMI continuera certes de jouer un rôle crucial pour l’avenir de la navigation en Arctique, mais, pour véritablement protéger les écosystèmes vulnérables de la région, elle devra remédier à ses failles règlementaires. D’ici là, les États arctiques peuvent utiliser leurs propres champs de compétence pour faire passer des règlements locaux plus stricts.
Par exemple, l’interdiction du Canada pour un bâtiment de procéder à tout déversement d’hydrocarbures dans les eaux arctiques canadiennes est plus stricte que le seuil de cinq parties par million imposé par le Recueil sur la navigation polaire. Les États peuvent également s’appuyer sur les connaissances, les valeurs et les priorités autochtones pour renforcer les mesures nationales et la gouvernance internationale.
Le Conseil de l’Arctique — un forum intergouvernemental qui regroupe les huit États de l’Arctique et des organisations autochtones, comme le Inuit Circumpolar Council (conseil circumpolaire inuit), le Gwich’in Council International (conseil international des Gwich’in) et le Saami Council (conseil des Samis) — peut venir compléter les efforts entrepris au niveau national ainsi que ceux de l’OMI.
En effet, le Conseil de l’Arctique peut faciliter le partage des connaissances et le dialogue entre les parties prenantes et les États de l’Arctique détenteurs de droits, promouvoir les meilleures pratiques et les toutes dernières recherches, et favoriser la collaboration avec les États non arctiques, dont les navires sont de plus en plus présents dans les eaux arctiques.
Parution initiale dans The Circle: Navigating a Changing Arctic (en anglais seulement).