Et si les bélugas du Saint-Laurent disparaissaient?

Par Robert Michaud, Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM)
Voilà près de 30 ans que je suis « tombé » dans les bélugas du Saint-Laurent. Ces animaux hautement grégaires me fascinent. Les bélugas vivent dans une société complexe où, l’été, les femelles et les mâles vivent séparément, les femelles se réunissant en communautés attachées à un territoire et les mâles formant des réseaux et même des alliances de compagnons fidèles.
L’été approche, et notre équipe se prépare à passer une nouvelle saison auprès des bélugas du Saint-Laurent. Des centaines d’heures en mer à suivre ces animaux, à les photographier pour les reconnaître individuellement, à tenter de comprendre leur organisation sociale et leurs besoins pour contribuer à mieux les protéger. Ce suivi est complété par d’autres travaux de recherche : examens des carcasses, génétique, mesures des contaminants chimiques, inventaires aériens. Cette extraordinaire collaboration entre plusieurs institutions gouvernementales, universitaires et privées donne lieu à l’un des programmes scientifiques les plus complets au monde sur une population de cétacé.

BLV110725_1098_smallLa population des bélugas du Saint-Laurent figure sur la liste des espèces en périls du Canada en tant que population menacée. Une nouvelle évaluation du statut de la population est présentement en cours au Comité sur la situation des espèces en périls au Canada (COSEPAC), qui devrait rehausser le statut à « en voie de disparition ». © GREMM

Ce programme scientifique est l’une des réponses au cri d’alarme que lançaient les bélugas à la fin des années 1970. Après avoir survécu à une chasse commerciale intensive et aux tentatives d’extermination, le béluga du Saint-Laurent a été victime de l’ère d’industrialisation massive de l’Amérique du Nord. La perte d’habitat, le dérangement et l’exposition chronique à la contamination par des produits toxiques persistants dans la chaîne alimentaire ont freiné le rétablissement de la population, protégée depuis 1979.
Jusqu’à récemment la population était considérée stable et estimée autour de 1100 individus. Or, à l’automne 2013, la dernière évaluation de la population a révélé que la population est en fait en déclin depuis le début des années 2000. Elle compte maintenant moins de 900 individus, une diminution de près de 15 %. On craint que les mortalités inhabituelles de nouveau-nés enregistrées au cours des dernières années puissent accélérer ce déclin.

BLV120801_1148_smallAvec 8, 8 et 16 nouveau-nés trouvés morts, les années 2008, 2010 et 2012 sont inhabituelles et inquiétantes. Ces épisodes pourraient accélérer le déclin en cours. © GREMM

Les causes sont inconnues, mais plusieurs hypothèses ont été avancées : l’effet des contaminants émergents, l’augmentation du trafic maritime et des changements à grande échelle dans l’écosystème tel que l’augmentation de la température de l’eau, la diminution du couvert de glace et l’effondrement de plusieurs stocks de poissons.
Comment sauver les bélugas? Dès les années 1980, les signaux inquiétants que lançaient les bélugas ont mené à des actions de conservation concrète comme la création du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent et les engagements internationaux pour « nettoyer » les Grands Lacs et le Saint-Laurent. Aujourd’hui, le déclin du béluga est sans doute lié en partie à des facteurs sur lesquels il est difficile d’agir directement, en lien avec les changements climatiques. Cependant, en réduisant les pressions humaines sur le Saint-Laurent, on donne plus de marge de manœuvre aux bélugas pour qu’ils s’adaptent et résistent aux changements de leur milieu.

CARTE DIST MONDE DLLe seul fait qu’il y ait des bélugas dans le Saint-Laurent est remarquable : lors de la dernière période glaciaire, les bélugas de l’Arctique ont trouvé refuge plus au sud. Après le retrait des glaciers, une petite population est restée dans le Saint-Laurent. © GREMM

Le plus grand défi des prochaines années sera certainement de mieux protéger les habitats importants pour le béluga. Ceux-ci ont été clairement identifiés pour les mois d’été, mais on ne sait toujours pas précisément où ils se situent le reste de l’année. On sait que les bélugas quittent le Saguenay et la portion amont de l’estuaire pour passer l’hiver plus en aval et jusque dans le golfe. Or, il semble que les mortalités inquiétantes de femelles et de jeunes ces dernières années soient en lien avec les conditions hivernales dans le golfe. De plus, de nouvelles activités humaines pourraient y voir le jour, comme l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures des fonds marins. Il devient donc crucial de savoir où se trouvent les habitats sensibles des bélugas dans le golfe en hiver, et comment mieux les protéger des activités humaines.
La science nous a permis de mieux comprendre cette population et de cibler des mesures qui ont été efficaces pour le béluga, mais aussi pour l’ensemble du Saint-Laurent. Pour aider le béluga, il faut continuer d’écouter ce que les scientifiques nous disent. Et faire des choix de société qui réduiront les impacts de nos activités sur cet habitat complexe dont le béluga est l’ambassadeur.

Robert Michaud est président, membre fondateur et directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). Le GREMM, fondé en 1985 et basé à Tadoussac, est un organisme à but non lucratif voué à la recherche scientifique sur les baleines du Saint-Laurent et à l’éducation pour la conservation du milieu marin. Robert dirige un grand nombre de projets sur les bélugas et les grands rorquals de l’estuaire du Saint-Laurent. Ces projets couvrent plusieurs aspects de l’écologie comportementale de ces espèces et font appel à une grande variété de techniques : la photo-identification, les recensements systématiques en mer ou aériens, les observations à partir de la terre, la bio-acoustique, la radio-télémétrie et les analyses génétiques. Plusieurs de ces travaux ont servi à évaluer les impacts des activités humaines sur les mammifères marins et sont à la base d’initiatives de conservation. Depuis 2004, Robert est coordonnateur du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins. Il est également membres de plusieurs comités de rétablissement pour des espèces en péril. Les travaux de Robert ont fait l’objet de nombreux documentaires.