Absence de règlementation en matière de pollution sonore dans l’océan Arctique : l’avenir s’annonce bruyant

Par Melanie Lancaster, spécialiste séniore des espèces de l’Arctique pour le Programme arctique mondial du WWF

Un nouveau rapport du Conseil de l’Arctique révèle qu’à moins que de nouvelles mesures politiques et de gestion ne soient prises, l’avenir de l’océan Arctique — où ne résonnaient autrefois que les clics, les trilles et les chants des baleines et des phoques ainsi que le craquement de la banquise — semble compromis par l’augmentation du bruit produit par les navires.

Un bateau vogue à proximité d’un énorme iceberg dans l’océan Arctique
© Hubert Neufeld / Unsplash

Le rapport intitulé Underwater Noise in the Arctic – Understanding impacts and defining management solutions Report — Phase II (en anglais seulement), , a été salué le mois dernier, dans le cadre de la 14e rencontre du Conseil de l’Arctique.

Ses conclusions ont également été présentées lors de la réunion du Comité de la protection du milieu marin de l’Organisation maritime internationale (OMI) en avril.

Une augmentation troublante du bruit à tous les niveaux

Fruit de quatre années de travail (compte tenu de l’interruption des travaux du Conseil de l’Arctique entre mars 2022 et février 2024), ce nouveau rapport fait suite à la phase I du projet, qui avait permis de cartographier pour la première fois le bruit sous-marin dans tout l’océan Arctique entre 2013 et 2019. Ces travaux avaient révélé une augmentation étonnamment rapide de la pollution sonore sous-marine. En effet, le niveau de bruit qui a mis plus de 30 ans à être atteint dans les autres océans n’aura nécessité que six ans dans le cas de l’océan Arctique.

La phase II consiste maintenant à élaborer des prévisions concernant le bruit provenant des navires et autres sources de pollution sonore sous-marine d’ici 2030. Les spécialistes s’attendent à une montée en flèche du niveau acoustique sous-marin dans presque toutes les régions de l’Arctique, en raison de l’essor du transport maritime et des autres secteurs d’activité connexes, comme la pêche et l’exploitation minière, ainsi que de la fonte de la banquise. Même l’océan Arctique central, qui devrait encore être exempt de la plupart des activités industrielles en 2030, en subira les contrecoups, à mesure que la pollution sonore sous-marine générée par les navires voyagera des eaux nationales vers celles de la haute mer. Dans de nombreuses régions, les espèces marines seront soumises à une pression accrue en lien avec une exposition prolongée à ces sons.

Les effets de l’augmentation sonore sur la vie océanique

Un groupe de narvals fend la surface
© Pascal Kobeh / naturepl.com / WWF

Nous ne connaissons toujours pas l’étendue des répercussions pour les espèces sensibles au bruit, comme la baleine boréale, le narval, le morse, les poissons et autres créatures marines, du fait de devoir côtoyer des engins bruyants comme les pétroliers, les chalutiers et les porte-conteneurs. Mais l’augmentation de la pollution sonore sous-marine attendue d’ici 2030 nous met la puce à l’oreille.

Le bruit sous-marin peut réduire la distance sur laquelle les animaux perçoivent les sons et leur environnement. En règle générale, une augmentation de trois décibels est associée à une réduction de 25 % de « l’aire de communication » des mammifères marins comme les baleines. La majoration de cinq décibels attendue d’ici 2030 équivaut à presque quatre fois le niveau sonore actuel et donc, à une réduction de l’aire de communication de moitié par rapport à sa taille originale.

Dans ce contexte, les baleines et autres mammifères marins auront de plus en plus de difficultés à dénicher leur nourriture, à s’orienter et à échapper aux prédateurs, autant d’activités qui font appel à leur capacité à percevoir les sons. Ce constat est particulièrement affolant dans le cas des espèces endémiques de l’Arctique, c’est-à-dire celles qui vivent exclusivement dans cette région, sachant qu’au fil des millénaires, leurs sens se sont adaptés pour leur permettre d’évoluer dans l’obscurité de l’océan Arctique. Puisque la banquise empêche les rayons du soleil de pénétrer les eaux pendant la majeure partie de l’année, les repères visuels disparaissent dès la barrière des premiers mètres et les sons deviennent alors indispensables.

Des solutions pour atténuer la pollution sonore dans les océans

Dans le cadre de cette recherche, le WWF a uni ses efforts à ceux des gouvernements du Canada et des États-Unis. Outre la cartographie des tendances en matière de bruit sous-marin, le projet vise aussi à évaluer l’efficacité de diverses mesures de navigation sur l’atténuation du bruit produit par les navires.

Parmi ces mesures figurent l’imposition d’une limite de vitesse de 10 nœuds, le détournement des navires à l’écart des zones marines vulnérables ainsi que la réduction du bruit qu’ils produisent grâce à des travaux de rénovation, à un entretien optimal ou au recours à différentes technologies. Bien que certaines de ces mesures soient déjà utilisées en vue d’accroitre la sécurité maritime et de limiter les risques environnementaux liés à la navigation, elles n’ont pas été conçues afin de s’attaquer à la pollution sonore sous-marine.

Des recherches plus poussées débouchent sur de nouvelles données

Le projet de recherche a mis en évidence la complexité de l’environnement sonore sous-marin de l’Arctique en plus de confirmer le caractère unique de son océan. Dans les faits, les mesures qui consistent à réacheminer les bateaux vers des couloirs maritimes en haute mer, à limiter leur vitesse à 10 nœuds ou à réduire le bruit qu’ils émettent n’atteignent pas toujours leur cible en matière d’atténuation sonore. Des recherches plus approfondies ont contribué à expliquer ce phénomène et à révéler d’importantes nuances concernant le comportement des navires et des sons sous l’eau. En raison de leurs effets considérables sur la portée du son dans l’océan Arctique, ces éléments doivent être pris en compte dans la gouvernance.

Les spécialistes ont ainsi tiré plusieurs leçons importantes qui, malgré leur simplicité apparente, s’avèrent cruciales. Celles-ci doivent servir de lignes directrices concrètes en matière de gestion du bruit sous-marin, non seulement pour les décideur.euse.s et les armateur.trice.s, mais pour l’ensemble du secteur.

D’abord, les limitations de vitesse sont plus efficaces lorsque de nombreux navires circulent à une vitesse nettement supérieure à celle autorisée, ce qui n’est pas le cas partout en Arctique. Ensuite, si le détournement des navires permet de réduire le bruit sous-marin à un endroit, c’est qu’il l’augmente ailleurs. Cette constatation est particulièrement vraie pour les navires qui sont redirigés vers des eaux plus profondes où le son porte davantage. Finalement, la modification du comportement des navires dans les zones qui abritent des espèces sensibles au bruit doit passer par la création de zones tampons pour éviter que le bruit ne s’infiltre dans les habitats.

Un vraquier, à moitié submergé, est en train de couler non loin d’un glacier
En 2004, un vraquier s’est échoué dans l’archipel des Aléoutiennes, à l’ouest de l’Alaska © Collection de Doug Helton, NOAA/NOS/ORR. CC BY 2.0 via Flickr.com

L’urgence d’agir

Bien que la situation ait progressé ailleurs dans le monde, il reste encore beaucoup de travail à faire dans la région de l’Arctique en matière de gestion de la pollution sonore sous-marine. La seule approche régionale a été adoptée par les pays de l’Union européenne (UE) après que la Commission européenne ait fixé des cibles obligatoires pour la protection des océans dans le cadre de sa directive-cadre « Stratégie pour le milieu marin » (Marine Strategy Framework Directive), qui aborde la gestion du bruit sous-marin. Sur la scène internationale, en 2023, l’OMI a révisé ses Directives visant à réduire les répercussions des bruits sous-marins produits par les navires de commerce. Le secteur de la navigation se trouve actuellement en « phase d’expérimentation » concernant la mise en œuvre de ces directives. Il reste que celles-ci ne sont ni obligatoires ni adaptées aux eaux arctiques. En dépit de l’accroissement constant du transport maritime et des nombreuses preuves de la grande sensibilité des espèces de l’Arctique au bruit sous-marin, la règlementation demeure très limitée.

Mais deux pistes de solution pourraient changer la donne. D’abord, le Inuit Circumpolar Council (conseil circumpolaire inuit) a proposé des directives pour la réduction du bruit sous-marin dans l’Inuit Nunaat et l’Arctique, qui ont été acceptées par l’OMI en 2023. Celles-ci soulignent le caractère unique de la région et la nécessité d’imposer des mesures spéciales en matière de navigation. Le WWF veillera à ce que les conclusions de ce nouveau rapport soient intégrées aux lignes directrices et mises à la disposition des armateur.trice.s. Mais le succès des lignes directrices repose sur leur mise en œuvre, et, jusqu’à maintenant, la mobilisation du secteur du transport maritime demeure faible.

Ce qui nous amène à la deuxième piste de solution : l’adoption de règlements par l’OMI, sous l’égide des États de l’Arctique. Bien qu’impopulaires auprès de l’industrie, les règlements exécutoires représentent peut-être le dernier rempart en matière de protection de la région arctique — à la fois unique et fragile — pour un avenir moins bruyant et plus sain.