Ode à une merveille de la nature : la forêt pluviale du Grand Ours
Par Liam Ogle, guide naturaliste dans la forêt pluviale du Grand Ours
Un monde oublié, sauvage, un pays où le temps s’est arrêté. Un silence éclatant résonne parmi les géants endormis. La brume fantomatique descend des gratte-ciels façonnés par la nature, s’accroche aux grandes épinettes de Sitka qui peuplent montagnes et vallées escarpées et baigne d’un calme surréel l’air que l’on respire. Je me réveille avec cette impression de plénitude née de la paix d’une aube ponctuée du doux crépitement de la pluie sur mon toit. Bruits réconfortants, apaisants à l’oreille, chauds à mon cœur.
Les gouttes de pluie s’accumulent sur le rebord de mon chapeau tandis que je contemple la mer, debout sur le rivage, ne pensant à rien mais sentant tout. Elles tombent une à une sans bruit, sans effort, sans aucun désir. Chacune s’abandonne à sa réunion avec ses pareilles, parmi les racines moussues des aulnes.
Je viens ici tous les jours, jour après jour. Rien ne distingue aujourd’hui de demain, mais chaque jour est différent des autres. La planète est vivante, ici. On la voit respirer dans l’aller-retour de la mer, se nourrir du flux vital des torrents et rivières. On sent même son cœur battre constamment dans la roche, au fond de la vallée. Et quand je suis ici, seul au sein de cette immensité sauvage, j’épouse naturellement les rythmes de mère Nature.
Mon perchoir, face au sud. Entouré d’asters violets et d’ancolies rouge feu, je me tiens là où mer et rivière se rejoignent, où convergent puissance et énergie mystique. Une combinaison de deux mondes qui s’entrechoquent pour mieux collaborer l’un avec l’autre en un chaos spectaculaire, parfait, magnifique. Dans mon dos se dresse une haute futaie, alliance d’arbres centenaires comme le thuya géant, l’épinette de Sitka et la pruche avec, ici et là, un pommetier pour illuminer le printemps. Quand je viens ici, au bord de la rivière, je pense à tous ces sages qui, tout au long de l’histoire de l’humanité, se sont retrouvés un jour ou l’autre sur la berge d’un cours d’eau et qui y ont trouvé, comme moi, ce lien spirituel avec l’immensité de ce qu’ils cherchaient.
Aujourd’hui, l’automne approche. J’ai remarqué les premiers signes du changement de saison sur cette côte isolée. Les mouettes de Bonaparte ont perdu leur plumage estival d’une blancheur éclatante qui les habillait ces derniers mois. Le sous-bois est couvert de ronces élégantes aux succulentes baies framboisées d’un beau rouge orangé, de bosquets de bleuets et de myrtilles, et d’une foule d’autres délices qui font le bonheur des enfants et des confituriers. C’est un des plus beaux moments de l’année, des plus riches et enivrants, alors que les animaux font le plein en prévision des mois qui s’en viennent.
De ma loge d’avant-scène à l’orée de la forêt, au-dessus du torrent, j’observe les changements de saisons. Les pistes s’enchevêtrent en un véritable dédale au cœur des herbes hautes nourries par le cours d’eau, menant jusqu’aux confins de l’estuaire. Ce sont les autoroutes des ours vers leur petit déjeuner, des ornières bien usées par où ces splendides bêtes de 200 kilos se précipitent pour capturer un saumon, s’arrêtant parfois devant une fleur solitaire qu’ils contournent respectueusement. Et je ris de voir ce soi-disant mangeur d’hommes faire attention où il met ses pattes pour éviter de piétiner cette parcelle de perfection.
Ce matin, l’estuaire est relativement tranquille. On n’y entend que le cours d’eau qui gazouille sur les cailloux et le froissement du vent dans la cime des grands arbres, très haut au-dessus de moi. Et puis tout d’un coup, c’est la métamorphose : en quelques heures, la rivière bouillonne de milliers de saumons kéta aux couleurs flamboyantes qui remontent le cours pour aller frayer là où ils sont nés. C’est une lutte sans merci, contre la montre et le courant, pour déposer leurs œufs sur les lieux de leur naissance avant d’arriver au terme de leur propre vie et de se laisser couler au fond à mesure que leurs organes cessent de fonctionner. Les corbeaux longent la rive en rangs serrés et discutent bruyamment entre eux, couvrant la vallée de leurs ramages assourdissants. Je remarque un changement dans leurs cris, un nouveau son, comme un « Alllôô! » d’enfant. Serait-ce leur façon de nommer le poisson? « Poisson! Poisson! Il y a du poisson dans la rivière! » C’est peut-être ce qu’ils se disent en se bousculant pour s’approcher de la berge.
En cet endroit encore si vierge de toute agression humaine, je suis seul, comme dans un monde étranger. Bien loin de ce que je crois être la société moderne, je contemple les reliquats de souvenirs perdus, enfouis dans le temps. Comment en sommes-nous venus à dériver si loin de ce lieu où nous sommes nés? Un amoncellement de roches incrustées de bernaches coupe la rivière à cet endroit. Aujourd’hui presque méconnaissable, le piège à poissons tsimshian émerge du passé, de cette époque longtemps révolue où les gens vivaient de l’abondante générosité de la mer et de la forêt.
Oublier ses racines, c’est s’oublier soi-même. En ce lieu enfoui dans votre mémoire vit un monde riche de beauté et de pureté. Une civilisation animée par la folie ampute l’être humain de sa force intérieure et l’isole de ce qui est réel et vrai, de ce moment fugitif où survient quelque chose de tout petit, d’insignifiant pour l’œil urbain… Simplement s’arrêter et écouter suffit parfois à débrouiller toute cette confusion dans notre esprit, à trouver la paix en soi.