L’économiste réputé Jeff Rubin devient Citoyen pour la protection du Grand Ours!
Jeff Rubin est un des économistes les plus connus et influents au pays. Fort de son autorité en cette matière, il a décidé de se joindre au mouvement des Citoyens pour la protection du Grand Ours.
Dans son blogue du Globe and Mail daté du 6 septembre 2012, Jeff Rubin proposait son point de vue éclairé, né d’une analyse rigoureuse des pendants et aboutissants du projet Northern Gateway, où il conclut que la dimension économique de l’oléoduc ne favorise pas les intérêts du Canada. Voici l’adaptation française de cet article :
Des manifestants rassemblés le 3 juin 2012 sur la plage de Kitsilano, à Vancouver, lèvent la main pour signifier leur opposition au projet d’oléoduc Northern Gateway et à la navigation pétrolière dans les eaux de la région. (© ANDY CLARK/REUTERS)
Je viens de rentrer chez moi après avoir pratiqué un de mes passe-temps favoris, la pêche au saumon le long des côtes de la Colombie-Britannique. Même dans les endroits les plus reculés comme la baie Kyuquot où je me trouvais, débranché des réseaux, loin des médias et des nouvelles du jour, je ne pouvais échapper aux conversations des gens du coin au sujet du projet d’oléoduc Northern Gateway et du trafic incessant de navires pétroliers que cela amènera dans la région.
Bien que cette portion de la côte de l’île de Vancouver où je suis allé pêcher cet été ne se trouve pas sur le passage proposé des pétroliers, tout déversement appréciable d’hydrocarbures sur la côte nord de la Colombie-Britannique aurait des conséquences là aussi. Mais les effets les plus désastreux frapperaient de plein fouet la région du Grand Ours. Il y a deux ans, mon fils et moi avons eu le privilège de pêcher sur l’île de Princess Royal et d’y admirer des merveilles comme ces arbres de 100 mètres qui peuplent cette forêt pluviale côtière nimbée de brumes océanes, une des dernières au monde qui soient encore vierges.
Personne n’a besoin de m’expliquer pourquoi l’Alberta, avec sa gigantesque industrie des sables bitumineux, est si impatiente de voir se réaliser l’oléoduc Northern Gateway. Comme je l’écrivais dans mon blogue l’année dernière (« L’écart des cours du pétrole coûte cher aux producteurs canadiens », 10 novembre 2011), les exploitants de sables bitumineux se font constamment rouler par les raffineries de Cushing, en Oklahoma, où aboutit la majeure partie de leur production de pétrole brut. À certains moments, l’écart entre le prix du brut West Texas Intermediate (WTI), celui offert à Cushing, et le prix sur les marchés internationaux (Brent) dépasse 20 $ US le baril.
Étant donné que le Canada exporte plus de deux millions de barils par jour aux États-Unis, cette perte de 20 $ le baril n’est pas insignifiante. Elle se traduit par un manque à gagner d’environ 1,5 $ milliard $ par mois, ou près de 15 milliards $ par année. C’est bien plus que les subsides que l’Alberta a été obligée de verser aux consommateurs d’énergie de l’Ontario et du Québec dans les années 1980, lorsque cette province a dû se conformer aux prix établis au Canada en vertu du Programme énergétique national encore décrié de nos jours. En ce moment, les producteurs albertains sont forcés d’accepter des prix encore plus désavantageux déterminés par le cours du brut aux États-Unis.
Qui profite de ces 20 $ US manquants par baril? Les automobilistes états-uniens n’ont certainement pas de cadeau à la pompe : que leur essence vienne des sables bitumineux canadiens ou de quelque autre source, ils paient le même prix. Mais la raffinerie qui fabrique cette essence, elle, est assurée d’un profit bien plus généreux quand elle traite du bitume d’Alberta que lorsqu’elle doit payer le prix international du brut.
En général, les écarts entre ce que paient les raffineries pour la charge d’alimentation (bitume, brut) et ce qu’elles demandent pour les combustibles traités sont extrêmement minces. Voilà pourquoi aucune nouvelle raffinerie ne s’est bâtie en Amérique du Nord depuis des décennies. Il y a même une surcapacité de raffinage sur la côte du Golfe du Mexique. Cependant, grâce à ce rabais qu’elles obtiennent du Canada, les raffineries de Cushing bénéficient souvent de marges de raffinage, ou de craquage comme on dit dans l’industrie, pouvant atteindre cinq fois les marges dont les raffineries du Golfe, obligées de payer le plein prix des marchés mondiaux pour leur charge d’alimentation, doivent se contenter. C’est pourquoi il était si important pour les sables bitumineux d’Alberta que l’administration Obama approuve le prolongement de l’oléoduc Keystone XL de Transcanada sur ces 725 kilomètres supplémentaires qui lui auraient permis d’atteindre la côte du Golfe et les prix internationaux du pétrole brut.
Il est peut-être temps que les Canadiens cessent de se contenter de porter de l’eau et couper du bois. C’est le genre de stratégie qui a présidé à notre approche de mise en valeur des sables bitumineux, une réserve pétrolière classée au troisième rang en importance dans le monde par l’Agence internationale de l’énergie. Le temps est peut-être venu pour les capacités de raffinage canadiennes de s’approprier ces énormes marges de craquage avec lesquelles les producteurs d’Alberta se font avoir à Cushing. Au lieu de simplement exporter le bitume brut, notre pays devrait exporter des produits de pétrole à valeur ajoutée comme de l’essence et du diésel.
Ce serait un gain tant pour l’environnement que pour l’économie. Nous ne sommes pas obligés de risquer la destruction d’un des environnements les plus spectaculaires au Canada – et au monde – pour profiter de la pleine valeur de nos ressources en sables bitumineux.
Évidemment, il faut installer les raffineries dans les milieux qui sont le plus en mesure de les supporter, pas dans des environnements fragiles. Cette récente proposition d’en aménager une à Kitimat est un bon exemple de projet de construction de raffinerie au mauvais endroit. Cela poserait des risques de bris d’oléoduc et de déversement de pétrolier en mer dans l’environnement extraordinaire aux riches écosystèmes de la forêt pluviale du Grand Ours. On peut sûrement bâtir notre capacité de raffinage ailleurs, dans des régions où ce serait plus sensé sur le plan environnemental.
L’exportation de bitume brut n’est pas dans l’intérêt économique à long terme du Canada. Mais nonobstant l’économie, le Grand Ours n’est pas un endroit pour les oléoducs, les raffineries ou les navires pétroliers. Voilà pourquoi j’appuie les Premières Nations de la Côte du Pacifique et le WWF quand ils disent « Non » au projet d’oléoduc Northern Gateway, et je vais continuer d’appuyer leurs efforts visant à assurer un avenir plus durable pour la région du Grand Ours.
Jeff Rubin, ancien économiste en chef chez Marchés mondiaux CIBC, est l’auteur du best-seller primé Demain un tout petit monde – Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation et de The End of Growth. Il est aussi chroniqueur pour le Globe and Mail.