Nous devons décider de l’avenir d’un de nos trésors écologiques

Les audiences publiques au terme desquelles sera décidé le sort de la grande région du Grand Ours – zone marine et forêt pluviale du nord-ouest de la Colombie-Britannique – ont démarré cette semaine et déclenché une véritable levée de boucliers. Grandes sociétés pétrolières, complot de l’étranger, manifestations citoyennes, sondages d’opinions opposées, colère ministérielle, tous les bons ingrédients pour un film d’action grand public. Tout ce ramdam a cependant occulté l’essentiel, c’est-à-dire la question de base : faut-il autoriser, et à quelles conditions, le passage de grands navires pétroliers et d’un pipeline bitumineux dans l’une des dernières forêts pluviales côtières tempérées encore intactes sur la planète.

Ours Kermode ou Ours Esprit dans la forêt humide du Grand Ours. © Andrew S. Wright / WWF-Canada
Je soupçonne qu’une majorité de citoyens au Canada ignore que le trajet prévu du pipeline Enbridge traverse un paradis écologique. C’est que les promoteurs du pipeline préfèrent de loin présenter le projet sous l’angle du développement d’un marché asiatique pour notre pétrole des sables bitumineux – et insister sur de soi-disant intérêts étrangers malveillants basés aux É.-U. qui tenteraient par tous les moyens de contrer ce projet – que de mener un débat fondé sur des données scientifiques entourant les risques bien réels d’un trafic pétrolier dans cette région.
Nous avons la fâcheuse tendance, au Canada, à sous-estimer la valeur de notre extraordinaire patrimoine naturel, réflexe probablement issu de l’abondance de nos ressources. La région du Grand Ours, d’une valeur inestimable, en est un exemple. Cette région est en effet le seul endroit dans le monde où l’on trouve l’ursus americanus kermadoi; cet ours « noir » au pelage blanc, appelé ours Kermode ou Ours Esprit dans la légende amérindienne, est plus rare encore que le panda géant. Le rorqual à bosse, l’épaulard et plusieurs autres espèces de cétacés prospèrent dans les eaux froides et calmes de cette région fabuleuse, et l’aigle y est aussi nombreux que les moineaux dans nos parcs urbains.

© Andrew S. Wright / WWF-Canada
On y trouve également les cinq espèces de saumon du Pacifique, et une industrie des pêches prospère. Quant aux saumons qu’ours et aigles traînent dans la forêt pour les manger, leurs restes nourrissent la forêt en azote, et c’est ce qui permet aux arbres d’atteindre une taille autrement inimaginable à cette latitude. Une industrie forestière active et durable y fleurit.
Heureusement, les communautés dont le mode de vie est étroitement lié depuis toujours à cet extraordinaire écosystème savent, elles, la valeur de cette région. Les peuples des Premières Nations des côtes de la Colombie-Britannique savent bien qu’un écosystème en santé est irremplaçable et ils ne sont guère sensibles au chant des sirènes des défenseurs du projet et à leurs promesses de pétrodollars.
Une autre chose que les Premières Nations savent d’expérience, et que nous savons grâce à la science : cet écosystème si soigneusement interconnecté est très vulnérable à la moindre perturbation. Or, même Enbridge ne peut nier la possibilité d’un accident toxique. Et ce pipeline de 1 170 kilomètres traverserait la forêt pluviale et de nombreuses rivières à saumon au passage? À Kitimat, le bitume dilué toxique serait chargé dans d’immenses navires pétroliers et chaque année, l’on verrait plus de 200 de ces navires descendre d’étroits fjords pour rejoindre des eaux parmi les plus houleuses de la planète?
Ce n’est pas la première fois que la région du Grand Ours est menacée. Il y a tout juste 25 ans, un projet d’exploitation forestière a failli raser la forêt. Après 15 ans de lutte, un groupe d’alliés inattendus s’est formé pour trouver une solution : Premières Nations, compagnies forestières, ONG, gouvernements Campbell (C.-B.) et Harper ainsi que des groupes philanthropiques du Canada et des États-Unis ont réussi à s’entendre pour créer un nouveau modèle mondial de gestion des écosystèmes et de développement économique. C’est en joignant la conservation à de meilleures pratiques de coupe, et en recourant à un modèle public-privé de financement d’une nouvelle approche en matière de développement économique, que la protection de l’environnement et l’économie de la région du Grand Ours ont été assurées.

© Andrew S. Wright / WWF-Canada
Dans ce contexte, il est étonnant que d’aucuns questionnent la pertinence de la participation d’intérêts étrangers aux audiences de l’ONÉ. Est-ce à dire que l’on devrait interdire les sociétés d’exploitation des sables bitumineux, dont la majorité sont détenues et exploitées par des intérêts étrangers? Cela relève de l’hypocrisie pure et simple, quand on pense que l’industrie et le gouvernement ont dépensé en catimini des millions de dollars en activités de lobbying auprès de gouvernements étrangers, en campagnes de relations publiques dans des marchés étrangers et en sollicitation d’investissements étrangers directs dans les sables bitumineux. Autrement dit, venez au Canada pour exploiter la nature, mais pas pour la protéger!
En ce qui nous concerne, soyons clairs : moins de deux pour cent de notre revenu provient des fondations étatsuniennes qui ont été l’objet des récentes campagnes de salissage. Et nous sommes fiers d’ajouter cet appui aux cotisations plus considérables que nous recevons de 150 000 Canadiens qui partagent nos préoccupations. Nous sommes également fiers d’offrir une plateforme aux Canadiens soucieux de la protection de la nature à travers le monde, de l’Amazone aux habitats des tigres en Russie et dans le sud de l’Asie. Mais surtout, nous n’hésitons pas à divulguer la provenance et l’utilisation de nos revenus (allez faire un tour au wwf.ca), ce qui n’est pas le cas des meneurs de cette campagne d’un goût plus que douteux.
Enfin, ce « débat » n’est que de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention du véritable enjeu : la protection de la région du Grand Ours, qui est importante pour l’ensemble de la planète. Si le projet sur la table concernait l’Amazone ou la Grande barrière de corail, des gens de partout dans le monde se mobiliseraient pour protéger ces lieux irremplaçables, et l’engagement de ces citoyens du monde serait le bienvenu. Cet engagement ne devrait-il pas aller de soi dans une société telle que la nôtre, qui prône l’ouverture et la liberté d’expression?
 La version anglaise de ce texte est parue dans le Globe and Mail du 11 janvier 2012