Le mystérieux phoque d’eau douce du Québec
Par Francine Saint-Laurent, bénévole du WWF, auteure et globe-trotteuse
Dans une région du Nunavik se trouve une chaîne de lacs dont l’étendue est si immense qu’elle forme une mer intérieure. Si les lacs des Loups Marins piquent la curiosité des chercheurs, c’est qu’ils abritent une créature mystérieuse. Il existe peu de gens qui connaissent son existence, et tous ceux qui partent en quête de cette bête fantastique courent d’énormes risques. C’est que les eaux limpides des lacs des Loups Marins cachent un fond criblé d’immenses roches à fleur d’eau où les embarcations peuvent facilement se fracasser. À tout moment, des vents terribles peuvent se lever, créant des vagues gigantesques qui engloutissent tout ce qui navigue sur les lacs. En somme, naviguer sur ces grandes étendues d’eau équivaut à voyager sur un monstre qui sommeille.
Cette créature mystérieuse a été baptisée Achikunipi par les Cris, ce qui signifie « phoque que l’on retrouve en eau douce », ou simplement phoque commun d’eau douce en français. D’ailleurs, comment expliquer la présence d’un phoque à un endroit si éloigné de la mer? En effet, les lacs des Loups Marins sont situés à 250 kilomètres à l’est des côtes de la Baie d’Hudson.
Selon certains chercheurs, la théorie la plus plausible est qu’Achikunipi serait resté prisonnier à cet endroit, à la fin de la période de la déglaciation quand, il y a quelques milliers d’années, l’immense glacier qui recouvrait le territoire a commencé à fondre et à se retirer. Au fil d’innombrables années, ce phoque se serait adapté à son nouvel environnement et acclimaté à l’eau douce. Ce phoque du Grand Nord compte parmi les quelques rares populations isolées de phoques d’eau douce existant dans le monde.
Mon expédition au pays d’Achikunipi
En 2000, après plusieurs demandes et négociations pour réaliser un reportage, j’ai réussi à me joindre à une équipe du ministère des Ressources naturelles et de la Faune du Québec qui se rendait aux lacs des Loups Marins pour faire de la prospection.
Accompagnés du photographe Pierre Dunnigan, nous avons passé une semaine à naviguer sans cesse sur les eaux des lacs dans l’espoir d’apercevoir un phoque d’eau douce, mais en vain. Puis, au cours d’un bel après-midi ensoleillé de juillet, j’ai aperçu un petit point noir qui se déplaçait vers un rocher au milieu de l’eau. Réalisant de quoi il s’agissait, j’ai aussitôt crié à mes compagnons : « Hé! Regardez! Il y a un phoque là-bas ».
Nous avons immédiatement ralenti pour nous en approcher tout doucement. Une fois près de lui, j’ai ouvert une boîte de sardines. L’odeur du poisson a tout de suite attiré son attention et il a fait quelques fois le tour de notre embarcation en reniflant l’air. Mon cœur battait à tout rompre. Je ne parvenais pas à en croire mes yeux! J’étais en présence d’Achikunipi. Puis, j’ai vu l’animal plonger dans l’eau et réapparaître quelques minutes plus tard en compagnie d’un deuxième phoque. Nous étions aux premières loges pour admirer ces deux pinnipèdes qui nageaient autour de nous avant de disparaître pour de bon sous l’eau.
L’existence du phoque d’eau douce est connue par les Européens depuis le 18e siècle
Déjà en 1757, l’existence de phoques aux lacs des Loups Marins est évoquée dans le « Petit Atlas maritime » du grand cartographe français, Jacques-Nicolas Bellin. L’explorateur, George Atkinson* (1818) signale également sa présence dans la péninsule d’Ungava.
La première expédition scientifique sur les phoques d’eau douce a été organisée, en mars 1938, par un musée de Pennsylvanie. L’équipée étasunienne est partie de la côte de la Baie d’Hudson pour se rendre aux lacs des Loups Marins où ils ont prélevé deux phoques. Cependant, la faim qui tenaillait si cruellement les membres de l’expédition depuis de nombreux jours a fait que les phoques ont été vite transformés en ragoût. Seuls, la fourrure et les crânes de ces bêtes ont été envoyés intacts à Pittsburgh.
De nos jours, certains scientifiques croient que le phoque de la région du Nunavik serait une sous-espèce du phoca largha, ou communément appelé le phoque tacheté, et que la population de ce pinnipède se situerait entre 50 et 600 individus, mais le nombre exact est inconnu.
L’avenir du phoque d’eau douce
En 2007, le Comité sur la situation des espèces en péril (COSEPAC) a désigné le phoque commun d’eau douce comme étant en voie de disparition. Pêches et Océans Canada a effectué une consultation en 2008-2009 sur la possibilité d’ajouter cette population à la liste des espèces en péril. Afin de l’éclairer dans sa recommandation d’inscription, le ministère a également mis sur pied, en collaboration avec des organisations autochtones, une équipe de rétablissement qui va déterminer des mesures pour aider la population de phoques des lacs des Loups Marins à se rétablir. Des études ont débuté pour mieux connaître la biologie et l’écologie de cette sous-espèce, notamment grâce aux connaissances autochtones.
La bonne nouvelle, c’est qu’en 2013 le parc national Tursujuq qui constitue la plus grande aire protégée du Québec a été créé. D’une superficie de 26 107 km2, ce parc situé sur le territoire du Nunavik vise à protéger, entre autres, le lac Guillaume-Delisle, la majestueuse rivière Nastapoka et le lac à l’Eau Claire (composé de deux bassins circulaires formés par un double impact météoritique). Le parc national Tursujuq assure notamment la protection d’une portion de l’habitat connu d’une population de phoques communs vivant exclusivement en eau douce. Le parc national Tursujuq comprend également des attraits naturels exceptionnels comme des cuestas hudsoniennes. L’embouchure de la rivière Nastapoka est l’un des principaux lieux de rassemblement de bélugas lors des périodes de mue.
L’auteure a écrit un livre documentaire jeunesse sur Achikunipi (le seul qui a été écrit sur ce phoque) afin de faire connaître aux jeunes l’existence de ce phoque si particulier qui habite les eaux du Québec. Ce livre, Achikunipi, le mystérieux phoque du Grand Nord, a été finaliste de deux prix canadiens.